3 février 2013


           Parce que des corps vivants sur scène s’adressent à des corps vivants réunis dans un même lieu, il semble que cela suffise à faire du théâtre le vecteur d’un sens de communauté, radicalement différent de la situation des individus assis devant une télévision ou des spectateurs de cinéma assis devant des ombres projetées. Que se passe-t-il au juste, parmi les spectateurs d’un théâtre, qui ne pourrait avoir lieu ailleurs ? Qu’y a-t-il de plus interactif, de plus communautaire chez ces spectateurs que dans une multiplicité d’individus regardant à la même heure le même show télévisé ? Ce quelque chose, je crois, est seulement la présupposition que le théâtre est communautaire par lui-même.  Mais dans un théâtre, devant une performance, tout comme dans un musée, une école ou une rue, il n’y a jamais que des individus qui tracent leur propre chemin dans la forêt des choses, des actes et des signes qui leur font face ou les entourent. Le pouvoir commun aux spectateurs ne tient pas à leur qualité de membres d’un corps collectif ou à quelque forme spécifique d’interactivité. C’est le pouvoir qu’a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu’il ou elle perçoit, de le lier à l’aventure intellectuelle singulière qui les rend semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune autre. Ce pouvoir commun de l’égalité des intelligences lie des individus, leur fait échanger leurs aventures intellectuelles, pour autant qu’il les tient séparés les uns des autres, également capables d’utiliser le pouvoir de tous pour tracer leur chemin propre.
            C’est dans ce pouvoir d'associer et de dissocier que réside l’émancipation du spectateur, c’est à dire l’émancipation de chacun de nous comme spectateur. Il n’y a pas plus de forme privilégiée que de point de départ privilégiée. Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d’apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires. Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d’action spectateur de la même histoire. 
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé