Parce
que des corps vivants sur scène s’adressent à des corps vivants réunis dans un
même lieu, il semble que cela suffise à faire du théâtre le vecteur d’un sens
de communauté, radicalement différent de la situation des individus assis
devant une télévision ou des spectateurs de cinéma assis devant des ombres
projetées. Que se passe-t-il au juste, parmi les spectateurs d’un théâtre, qui
ne pourrait avoir lieu ailleurs ? Qu’y a-t-il de plus interactif, de plus
communautaire chez ces spectateurs que dans une multiplicité d’individus
regardant à la même heure le même show télévisé ? Ce quelque chose, je crois,
est seulement la présupposition que le théâtre est communautaire par
lui-même. Mais dans un théâtre, devant une performance, tout comme dans
un musée, une école ou une rue, il n’y a jamais que des individus qui tracent
leur propre chemin dans la forêt des choses, des actes et des signes qui leur
font face ou les entourent. Le pouvoir commun aux spectateurs ne tient pas à
leur qualité de membres d’un corps collectif ou à quelque forme spécifique d’interactivité.
C’est le pouvoir qu’a chacun ou chacune de traduire à sa manière ce qu’il ou
elle perçoit, de le lier à l’aventure intellectuelle singulière qui les rend
semblables à tout autre pour autant que cette aventure ne ressemble à aucune
autre. Ce pouvoir commun de l’égalité des intelligences lie des individus, leur
fait échanger leurs aventures intellectuelles, pour autant qu’il les tient
séparés les uns des autres, également capables d’utiliser le pouvoir de tous
pour tracer leur chemin propre.
C’est
dans ce pouvoir d'associer et de dissocier que réside l’émancipation du
spectateur, c’est à dire l’émancipation de chacun de nous comme spectateur. Il
n’y a pas plus de forme privilégiée que de point de départ privilégiée. Il y a
partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent
d’apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance
radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières
entre les territoires. Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout
acteur, tout homme d’action spectateur de la même histoire.
Jacques Rancière, Le
spectateur émancipé