4 février 2013

            Quelles images choisissons-nous de voir ensemble ? Jamais on ne verra ce qu’un autre voit, mais nous pouvons nous mettre d’accord pour aimer et pour haïr ensemble des régimes de visibilité où se joue la question fondatrice de tout partage. On ne partage pas du visible sans construire le lieu invisible du partage lui-même. Certaines « iconicités » détruisent tout partage dans la communication d’un programme. Programmer la consommation univoque et consensuelle d’un sens, c’est détruire l’image et produire de l’Idolâtrie. L’idole n’est rien d’autre que l’objet qui transforme le commerce des regards en marché des visibilités. C’est en terme d’échanges que doit s’analyser la nature du visible. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’ambivalence fondatrice du terme d’économie choisi par l’église pour inaugurer un monde, le nôtre, où le va-et-vient ininterrompu des gestes et des regards se charge d’ouvrir ou de fermer l’espace de nos mouvements. Donner à l’image elle-même un statut critique était une promesse de liberté, un contrat offert aux corps doués de parole et de vision. Comme toute promesse, comme tout contrat, l’image demande le respect ; à tout moment le regard peut ne plus tenir sa parole.
Marie-José Mondzain, Le commerce des regards


            L’émancipation commence quand on remet en question l’opposition entre regarder et agir, quand on comprend que les évidences qui structurent ainsi les rapports du dire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à la structure de la domination et de la sujétion. Elle commence quand on comprend que regarder est aussi une action qui confirme ou transforme cette distribution des positions. Le spectateur aussi agit. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vu sur d’autres scènes, en d’autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui.
Jacques Rancière, Le spectateur émancipé