30 janvier 2013


            On ne regardera donc pas une image de l’art comme on regarde une vieille connaissance qui dans la rue nous croiserait et, déjà identifiée, soulèverait poliment son chapeau vers nous. Bien des historiens depuis Vasari l’ont fait pourtant, le font ou font semblant de le faire. Ils se placent devant limage comme devant le portrait rassurant de quelqu’un dont ils voudraient déjà connaître le nom, et dont ils exigent implicitement la bonne figure, c’est-à-dire ce minimum de bienséance figurative que suggère un chapeau correctement placé sur une tête. Mais le monde des images ne s’est jamais constitué aux seules fins de faire bonne figure pour une histoire ou un savoir à se constituer sur elles. Bien des images - même celles avec lesquelles depuis des siècles nous nous croyons familiarisés - agissent comme l’énigme dont Freud introduisait l’exemple à propos du travail de la figurabilité : elles courent échevelées, tout chapeau envolé, et même quelquefois elles courent sans tête…
 Georges Didi-Huberman, Devant limage


            Devant la muraille de tous les écrans, l’idolâtrie fait ripaille. Nous sommes tous prêts à payer, et nous payons aujourd’hui fort cher, les fabricants d’inanité pour savourer toutes les formes industrielles d’élision de la réalité, c’est-à-dire de l’altérité. Si notre image dans le miroir nous ressemble assez pour avoir droit à notre nom, ce nom n’a de sens que pour l’oreille et la voix d’un autre. Le miroir n’a pas d’oreille et l’image ne prend sens que dans la triangulation où la voix demande au regard de ne pas se prendre pour ce qu’il voit, faute de quoi il sera pris par ce qu’il ne voit pas. Où sont les voix qui construisent notre regard pour lui donner sa liberté ? 
Marie-José Mondzain, Le commerce des regards