On
ne regardera donc pas une image de l’art comme on regarde une vieille
connaissance qui dans la rue nous croiserait et, déjà identifiée, soulèverait
poliment son chapeau vers nous. Bien des historiens depuis Vasari l’ont fait
pourtant, le font ou font semblant de le faire. Ils se placent devant l’image
comme devant le portrait rassurant de quelqu’un dont ils voudraient déjà
connaître le nom, et dont ils exigent implicitement la bonne figure, c’est-à-dire
ce minimum de bienséance figurative que suggère un chapeau correctement placé
sur une tête. Mais le monde des images ne s’est jamais constitué aux seules
fins de faire bonne figure pour une histoire ou un savoir à se constituer sur
elles. Bien des images - même celles avec lesquelles depuis des siècles nous
nous croyons familiarisés - agissent comme l’énigme dont Freud introduisait l’exemple
à propos du travail de la figurabilité : elles courent échevelées, tout chapeau
envolé, et même quelquefois elles courent sans tête…
Georges Didi-Huberman, Devant l’image
Devant
la muraille de tous les écrans, l’idolâtrie fait ripaille. Nous sommes tous
prêts à payer, et nous payons aujourd’hui fort cher, les fabricants d’inanité
pour savourer toutes les formes industrielles d’élision de la réalité, c’est-à-dire
de l’altérité. Si notre image dans le miroir nous ressemble assez pour avoir
droit à notre nom, ce nom n’a de sens que pour l’oreille et la voix d’un autre.
Le miroir n’a pas d’oreille et l’image ne prend sens que dans la triangulation
où la voix demande au regard de ne pas se prendre pour ce qu’il voit, faute de
quoi il sera pris par ce qu’il ne voit pas. Où sont les voix qui construisent
notre regard pour lui donner sa liberté ?
Marie-José Mondzain, Le commerce des regards