21 mars 2012


Au sujet notamment de la Scène 6 (L'exercice de la cruauté).

Le maraudeur se soucie peu de propagande, de justifications idéologiques ou de traditions anciennes. Ce n’est pas pour une idée, pour une nation ou pour de l’argent qu’il part en guerre, mais pour vivre la violence à l’état pur, trouvant trop ennuyeuse la vie au pays et espérant que la guerre lui apporte le frisson d’excitation qui lui manque. Il ne fait pas la guerre au nom de sa foi, il n’a besoin ni de prétexte conceptuel ni de conviction politique. Il prouve son appartenance en mettant un ennemi en joue. Il se crée son adversaire en courant sus à lui. C’est la pratique de la violence qui l’aide à trouver une nouvelle identité. Les maraudeurs n’ont pas pour but de libérer une région de la domination étrangère. Ils veulent décider qui a le droit tout simplement de vivre sur leur territoire. .../ ...
On trouve dans les rangs des bandes de guerriers d’aujourd'hui bon nombre d’adolescents et d’enfants. Parce que l’être le plus faible n’a aucune valeur, les chefs de guerre recrutent même des enfants de douze, voire huit ans. On évalue dans le monde entier à au moins 300 000 le nombre des "enfants-soldats". Des "recruteurs" les traînent jusqu’à la bande depuis les orphelinats, les écoles ou simplement le terrain de jeu. Les chefs de village livrent comme tribut un nombre déterminé d’enfants. De nombreux adolescents s’engagent volontairement parce que le fusil leur assure le repas quotidien. On les emploie comme porteurs, comme messagers, comme sentinelles ou comme espions, et on les envoie après les avoir bourrés de drogues et d’alcool comme détecteurs vivants à travers un champ de mines. Ou bien on les oblige à assister à l’exécution de leurs proches, on les conduit ensuite dans le village voisin et on leur permet de donner libre cours à leur vengeance.
Pour ces troupes auxiliaires d’enfants, on renonce à un entraînement militaire. Il n’est pas besoin de leur enseigner les techniques d’autodéfense, puisque les maraudeurs considèrent leurs compagnies d’enfants uniquement comme de la chair à canon bon marché. C’est tout au plus si on leur colle une arme semi-automatique entre les mains en les faisant s’entraîner pendant quelques jours à charger et à tirer. .../ ...
Ceux des adolescents qui ont survécu aux mauvais traitements du chef et à une campagne de prise de butin sont vite promus au rang de "sergent" ou de "lieutenant". La transformation de la victime en tueur se lit déjà sur l'apparence extérieure. Les yeux dénués d’expression disparaissent derrière les verres miroitants de lunettes de soleil, les pieds sont chaussés de chaussures de sport de marque, conquises comme butin, ils portent sur la tête une casquette de base-ball, le béret rouge des parachutistes ou un casque d’acier. Sur le T-shirt, qui laisse voir les muscles, se balance un aigle de fer blanc, un collier de boîtes de Coca ou une tête de mort en plastique. Leurs gestes sont d'une décontraction calculée, ils sont cool. Devant les caméras des équipes de télévision étrangères, ils jouent les tueurs aux muscles protubérants, comme dans les films américains, leurs chefs se baptisent Superman, Mosquito ou John Rambo. Quand ils s’ennuient, ils fauchent l’herbe de la steppe de quelques gerbes de projectiles, tirent à l'aveuglette dans une case ou testent l’efficacité du lance-fusée antichar sur une voiture garée. Économiser les munitions, comme on l’enseigne de bonne heure à tout soldat, leur est totalement étranger. Sur le chemin qui mène au maraudeur dans la force de l’âge, la relève est déjà bien avancée. Ce ne sont pas des preuves de courages qu’exigent les rites d’initiation de la guerre des bandes, mais une allure martiale et un comportement sanguinaire contre des victimes sans défense.
Wolfgang Sofsky, L’ère de l’épouvante