Au sujet notamment de la Scène 6 (L'exercice
de la cruauté).
Le
maraudeur se soucie peu de propagande, de justifications idéologiques ou de
traditions anciennes. Ce n’est pas pour une idée, pour une nation ou pour de l’argent
qu’il part en guerre, mais pour vivre la violence à l’état pur, trouvant trop
ennuyeuse la vie au pays et espérant que la guerre lui apporte le frisson d’excitation
qui lui manque. Il ne fait pas la guerre au nom de sa foi, il n’a besoin ni de
prétexte conceptuel ni de conviction politique. Il prouve son appartenance en
mettant un ennemi en joue. Il se crée son adversaire en courant sus à lui. C’est
la pratique de la violence qui l’aide à trouver une nouvelle identité. Les
maraudeurs n’ont pas pour but de libérer une région de la domination étrangère.
Ils veulent décider qui a le droit tout simplement de vivre sur leur territoire.
.../ ...
On
trouve dans les rangs des bandes de guerriers d’aujourd'hui bon nombre d’adolescents
et d’enfants. Parce que l’être le plus faible n’a aucune valeur, les chefs de
guerre recrutent même des enfants de douze, voire huit ans. On évalue dans le
monde entier à au moins 300 000 le nombre des "enfants-soldats". Des "recruteurs"
les traînent jusqu’à la bande depuis les orphelinats, les écoles ou simplement
le terrain de jeu. Les chefs de village livrent comme tribut un nombre
déterminé d’enfants. De nombreux adolescents s’engagent volontairement parce
que le fusil leur assure le repas quotidien. On les emploie comme porteurs,
comme messagers, comme sentinelles ou comme espions, et on les envoie après les
avoir bourrés de drogues et d’alcool comme détecteurs vivants à travers un
champ de mines. Ou bien on les oblige à assister à l’exécution de leurs
proches, on les conduit ensuite dans le village voisin et on leur permet de
donner libre cours à leur vengeance.
Pour
ces troupes auxiliaires d’enfants, on renonce à un entraînement militaire. Il n’est
pas besoin de leur enseigner les techniques d’autodéfense, puisque les
maraudeurs considèrent leurs compagnies d’enfants uniquement comme de la chair
à canon bon marché. C’est tout au plus si on leur colle une arme
semi-automatique entre les mains en les faisant s’entraîner pendant quelques
jours à charger et à tirer. .../ ...
Ceux des adolescents qui ont survécu aux
mauvais traitements du chef et à une campagne de prise de butin sont vite
promus au rang de "sergent" ou de "lieutenant". La
transformation de la victime en tueur se lit déjà sur l'apparence extérieure.
Les yeux dénués d’expression disparaissent derrière les verres miroitants de
lunettes de soleil, les pieds sont chaussés de chaussures de sport de marque,
conquises comme butin, ils portent sur la tête une casquette de base-ball, le
béret rouge des parachutistes ou un casque d’acier. Sur le T-shirt, qui laisse
voir les muscles, se balance un aigle de fer blanc, un collier de boîtes de
Coca ou une tête de mort en plastique. Leurs gestes sont d'une décontraction
calculée, ils sont cool.
Devant les caméras des équipes de télévision étrangères, ils jouent les tueurs
aux muscles protubérants, comme dans les films américains, leurs chefs se
baptisent Superman, Mosquito ou John Rambo. Quand ils s’ennuient, ils fauchent
l’herbe de la steppe de quelques gerbes de projectiles, tirent à l'aveuglette
dans une case ou testent l’efficacité du lance-fusée antichar sur une voiture
garée. Économiser les munitions, comme on l’enseigne de bonne heure à tout
soldat, leur est totalement étranger. Sur le chemin qui mène au maraudeur dans
la force de l’âge, la relève est déjà bien avancée. Ce ne sont pas des preuves
de courages qu’exigent les rites d’initiation de la guerre des bandes, mais une
allure martiale et un comportement sanguinaire contre des victimes sans
défense.
Wolfgang Sofsky, L’ère de l’épouvante