Lettre à
un Directeur de théâtre. Hervé Taminiaux – janvier 2012.
Tout d’abord, pour
répondre à ce que tu écris, je ne trouve pas que dans ce texte transpire un
sentiment de renoncement. Je pense qu’un des principaux moteurs de l’écriture
sur papier et sur plateau chez Angélica Liddell est l’indignation, la révolte,
la colère contre l’injustice. Elle dit elle-même : La vengeance est le moteur de mon théâtre. Quant à la terreur, elle
est partout autour de nous, depuis toujours. Chacun peut choisir de ne pas la
voir, il existe tellement de distractions à notre disposition. Notre tour
d’ivoire européenne est en train de s’effondrer et la réalité d’un système
politique et financier nous tombe dessus, à notre tour. Je trouve que la
violence chez Angélica Liddell est beaucoup moins effarante que celle
développée depuis un siècle par Goldman-Sachs par exemple.
À la lecture de ce texte, je ne ressens pas un état
de malaise, je ressens une envie de prolonger ce constat et cette réflexion sur
notre humanité, sur notre condition humaine, et c’est pour moi un
positionnement positif et optimiste. Ne pas baisser les bras… Ou plutôt ne pas
lever les bras…
Donc je vais essayer de répondre. C’est un début de
réponse, juste pour commencer à révéler quel est pour moi une partie d’un
possible sous-texte. Je m’efforcerai un autre jour de donner quelques pistes de
mise en scène.
Car
l'homme qui est témoin, qui voit, qui sait et qui ne parle pas… il est
coupable.
(Esther 4. 14)
La force
de la propagande totalitaire repose sur sa capacité à couper les masses du
monde réel
(Hannah
Arendt, Le système totalitaire)
Avant que le texte d’Angélica Liddell
ne s’invite parmi nous, nous avions eu plusieurs séances de travail non
texto-centrées puisqu’il n’y avait pas de texte. Ou tout du moins pas de textes
apparents, audibles sur scène. J’avais donné les grandes lignes du projet aux
interprètes dans une lettre que je leur avais adressée et je m’appuyais sur
toutes les recherches que j’avais et que je continue à développer. Outre les
lectures et/ou relectures de Deleuze, Foucault, Derrida, Agamben… j’ai vu ou
revu les spectacles de Fabre, Garcia, Lauwers, Waltz… j’ai reparcouru Bond,
Barker, Kane… j’ai découvert Erich Fromm, Wolfgang Sofsky, et un jour Angélica
Liddell. J’ai lu Mais comme elle ne
pourrissait pas… Blanche-Neige quelques semaines avant que nous soyons
accueillis au Pavillon Noir à Aix-en-Provence. Tous les matins, pendant quinze
jours, quand nous montions dans le studio de répétition, l’affiche de
Blanche-Neige, la Blanche-Neige d’Angelin endormie parmi les pommes, nous
saluait.
Jusqu’à là, nous avions traité
l’apparition des corps comme ceux d’Adam et Eve expulsés du Paradis, comme des
corps glorieux, dénudés et sans poils, venus réclamés vengeance. Que faire,
théologiquement parlant, de corps sans sexualité et sans digestion ? Qu’en
est-il de la métaphore de la sexualité, de la digestion, de l’opposition entre
naturalisme et artefact donc, sur un plateau de théâtre ? Quel est
l’endroit où la fiction et le réel se rejoignent ? Bref, à partir de quand
la métaphore n’est plus possible ?
Adam
et Eve ont été chassés d’Eden pour avoir goûté au fruit défendu issu de l’arbre
de la connaissance du bien et du mal. Immédiatement, leur prise de conscience
du bien et du mal a l’effet de leur donner honte de leur nudité. Entre autres,
Dieu condamne la femme à être dominée par son mari. Selon Fromm, si l’homme est
puni (ne serait-ce que par l’absence de fourrure dont tant d'animaux sont
dotés), c’est qu'il a du faire quelque chose de mal. Or l’homme ne semble faire
qu’une seule chose que ne font pas les animaux, c’est s’interroger sur les
notions de bien et de mal. L’éveil de la conscience (domaine réservé de Dieu)
rompt avec la condition animale (connaissant
le bien et le mal, vous serez comme des dieux). Selon René Girard, le
social est fondé au moment du meurtre d’une victime innocente par une foule en
état de crise de violence. Le péché originel est cette responsabilisations de la victime et dé-responsabilisation
de soi (Adam accuse Eve qui accuse le serpent).
Une des scènes que
nous avions traitées nous (r)amenait à une absence totale de poils et, au delà
d’un phénomène sociétal actuel, à se défaire des derniers restes d’animalité.
Ces corps sans poils nous renvoient aussi aux corps mal-nutris et dorénavant
avec le texte d’Angélica Liddell aux corps imberbes d’enfants.
Restons dans la
Genèse. Au Moyen-Âge, le fruit défendu devient confusément une pomme. En latin,
fruit se dit pomum, et pomme (tout
comme mal) se dit malum. La pomme
apparaît également chez Blanche-Neige comme fruit de la tentation.
C’est la pomme de discorde qui est à l’origine de la
Guerre de Troie et des meurtres successifs au sein du Palais des Atrides ;
la vengeance est un excellent moteur pour perpétrer des massacres. Au cours de
la prise de Beslan, 331 civils dont 186 enfants sont morts, mais aussi 8
policiers et 11 soldats des forces spéciales, et 31 des 32 preneurs d’otages.
Parmi les preneurs d’otages décédés se trouvaient Khaoula
Nazirova, 45 ans, membre des Veuves noires (son mari avait été torturé à mort
par les Russes cinq ans auparavant), son fils de 18 ans, sa fille de 16 ans (leurs cousins furent tués un an
auparavant par une bombe russe sur une école en Tchétchénie).
Je pourrais longuement développer sur
la symbolique dans Banche-Neige : le chiffre 3 (3 gouttes de sang, 3
épreuves, 3 oiseaux, une même phrase 3 fois proférée chez Liddell, le 3 sexuel
chez Grodeck), le chiffre 7 (les 7 nains, les 7 métaux, les 7 jours de la
semaine, les 7 planètes), le blanc, le rouge… mais une autre fois, notamment
sur le glissement nappe-drap-linceul sur lequel nous allons travailler.
Angélica Liddell ne s’appelle pas Liddell de
son vrai nom. Elle a emprunté Liddell à Alice Liddell, celle-là même d’Alice au
pays des merveilles. La référence à l’enfance (à l’enfance bafouée), au paradis
perdu (perdu à jamais), à l’innocence radicale dévastée par la barbarie, est
très présente dans son œuvre (dans ses textes et dans ses mises en scène).
Au-delà du massacre de Beslan, le texte
d’Angélica Liddell nous renvoie à d’autres réalités quotidiennes,
puisqu’on évalue de nos jours à au moins 300 000 le nombre d’enfants-soldats.
Wolfgang Sofsky : Dans la forêt
tropicale du Sri-Lanka, les rebelles tamouls, les "tigres", ont pris
l’habitude d’envoyer de toutes jeunes filles au feu comme une sorte de
combattants avec un "aller-simple". Fin janvier 1998, une troupe de
fillettes qu’on avait préalablement enfermées pendant des mois dans une
cachette dans la jungle fut envoyée au combat pour briser la ligne de défenses
des troupes gouvernementales, armée de quelques fusils mitrailleurs belges. Les
militaires répliquèrent à coup d’obus, de lance-grenades et d’hélicoptères. Sur
les 90 fillettes, une seule revint.
Mais comme elle ne pourrissait pas, un
groupe de soldats la trouva allongée dans la forêt.../...Blanche-Neige était si
belle que les soldats l’offrirent en cadeau à leur chef. Il y avait là toute
une armée de petites filles. Comme de toutes façons elles allaient mourir,
autant les mettre à profit. Tout comme dans les camps d’extermination, tout
corps, tout élément de corps est utilisé jusqu’au bout. Adorno a écrit : Avec Auschwitz, la mort est traitée comme un
produit industriel. Antelme voyait
dans le camp un pur et simple grossissement sinon une caricature extrême de ce
qui se passe dans le monde véritable. Le capitalisme à outrance…
Les frères Grimm : Les nains lui dirent : « Si tu
veux t'occuper de notre ménage, faire à manger, faire les lits, laver, coudre
et tricoter, si tu tiens tout en ordre et en propreté, tu pourras rester avec
nous et tu ne manqueras de rien ». Par
l’introduction de cette phrase, les Grimm transforment l’association des nains
à Blanche-Neige en une sorte d’échange de services formel. Dans la source, les
nains étaient motivés par la pitié. Si les nains s’efforçaient de garder
Blanche-Neige à la maison, celle-ci tâchait, de son côté, de leur cuisiner
leurs repas. L’échange était mutuel et non fondé sur la relation de type
marchand qu’on retrouve dans la version des Grimm. Ce dernier type d’échange
est d’avantage constitutif de la structure des familles urbaines au temps des
Grimm que du milieu rural dont les contes étaient censés dériver. Les femmes
dans les familles rurales étaient moins dépendantes des membres mâles que dans
les sociétés urbaines du XIXe siècle : elles avaient encore un accès direct aux
outils de production, elles étaient donc plus autonomes et moins vulnérables.
Ce changement structurel est reflété dans le travail d’adaptation par les
folkloristes. Dans la version des Grimm, Blanche-Neige garde la maison, les
nains rapportent au foyer le fruit de leur travail : Elle tint la maison en ordre. Le matin ils partaient à la mine où ils
cherchaient le minerai et l’or, le soir ils rentraient et alors leur repas
devait être préparé. Le verbe devoir suppose un devoir auquel Blanche-Neige
doit se conformer, de façon à ce que le contrat ne soit pas rompu. En supposant
que les Grimm aient voulu donner à leurs jeunes lecteurs des héros auxquels
s’identifier, le modèle féminin de Blanche-Neige apparaît répondre à la sexualisation
des rôles sociaux dans les grandes villes du XIXe siècle.
Paul Virilio : Autrefois,
dans les institutions, l’éducation des petites filles en uniforme, les
disciplines sévères, visaient à faire de l’enfant une créatrice d’artefacts et
comme une référence constante à la merveilleuse mécanicité du corps-vecteur de
la femme mais aussi à son absence d’intelligence et de génie personnel.
Maintien, parures, politesse, danse étaient utiles au camouflage de l’identité
physiologique, de la nature et de ses défaillances. L’ignorance, voire
l’indifférence sexuelle donnait à ces prétendues « oies blanches »
une plus grande fiabilité, exécution d’une série toujours répétée de manœuvres
destinées à subjuguer l’entourage et surtout le partenaire choisi, seule
protection efficace contre une société d’hommes qui condamnait les filles
dotées à un mariage précoce, les autres à des travaux subalternes, au couvent,
à la prostitution ou au dénuement (Esthétique de la disparition).
Au début de l’été dernier, un policier
canadien déclarait lors d’une conférence sur le thème de la sécurité
individuelle à l’adresse d’étudiantes en droit de
Toronto : « Les femmes devraient éviter de s’habiller comme des
salopes ». La réponse fut les Slutwalks, avec pour mot
d’ordre : un viol est un viol, un acte de violence dont la responsabilité
ne peut être attribuée à la victime (The length of my dress doesn’t change
my no to yes).
De l’autre côté de la planète, en Ukraine, manifestaient déjà, seins nus,
les militantes de FEMEN contre le tourisme sexuel et la condition féminine.
Toujours couronnées de fleurs à la mode folklorique ukrainienne, ces femmes
brandissent leur nudité comme une arme politique. Le mois dernier au Bélarus,
trois de ces militantes ont été enlevées par des policiers et des agents du
KGB. Les forces de l’ordre ont bandé les yeux de ces trois femmes et les ont
jetées dans un bus qui a roulé toute la nuit jusque dans une forêt. Là, elles
ont été forcées à se déshabiller complètement par une température proche de
zéro degré. Les hommes leur ont déversé de l’huile sur le corps et ont menacé
de les brûler vives. Les femmes ont également été menacées avec un couteau avec
lequel leurs agresseurs leur ont coupé les cheveux. Toute la scène a été filmée
par des hommes du KGB qui ont ensuite abandonné les femmes sans vêtement et
sans papiers d’identité en pleine forêt. Elles ont marché pour essayer de
sortir de la forêt avant de rencontrer un habitant qui leur a prêté son
téléphone portable avec lequel elles ont appelé les secours.
"Mais comme elle ne
pourrissait pas… Blanche-Neige". Notre destinée est désormais de ne plus
pourrir. Nous sommes, êtres humains, tellement gavés d’adjuvants, de
conservateurs et d’antibiotiques que nos corps morts ne pourrissent plus. Nous
pouvons imaginer la terre remplie de corps qui ne retournent plus à la terre…
C’est donc ça, la vie éternelle ?
Voilà, c’est un premier jet,
partiel, partial et épars, mais je voulais faire vite pour te répondre.
Reçois mon amitié.