6 mars 2012


Lettre à un Directeur de théâtre. Hervé Taminiaux – janvier 2012.


Tout d’abord, pour répondre à ce que tu écris, je ne trouve pas que dans ce texte transpire un sentiment de renoncement. Je pense qu’un des principaux moteurs de l’écriture sur papier et sur plateau chez Angélica Liddell est l’indignation, la révolte, la colère contre l’injustice. Elle dit elle-même : La vengeance est le moteur de mon théâtre. Quant à la terreur, elle est partout autour de nous, depuis toujours. Chacun peut choisir de ne pas la voir, il existe tellement de distractions à notre disposition. Notre tour d’ivoire européenne est en train de s’effondrer et la réalité d’un système politique et financier nous tombe dessus, à notre tour. Je trouve que la violence chez Angélica Liddell est beaucoup moins effarante que celle développée depuis un siècle par Goldman-Sachs par exemple.
À la lecture de ce texte, je ne ressens pas un état de malaise, je ressens une envie de prolonger ce constat et cette réflexion sur notre humanité, sur notre condition humaine, et c’est pour moi un positionnement positif et optimiste. Ne pas baisser les bras… Ou plutôt ne pas lever les bras…
Donc je vais essayer de répondre. C’est un début de réponse, juste pour commencer à révéler quel est pour moi une partie d’un possible sous-texte. Je m’efforcerai un autre jour de donner quelques pistes de mise en scène.



Car l'homme qui est témoin, qui voit, qui sait et qui ne parle pas… il est coupable.
(Esther 4. 14)
La force de la propagande totalitaire repose sur sa capacité à couper les masses du monde réel
(Hannah Arendt, Le système totalitaire)


Avant que le texte d’Angélica Liddell ne s’invite parmi nous, nous avions eu plusieurs séances de travail non texto-centrées puisqu’il n’y avait pas de texte. Ou tout du moins pas de textes apparents, audibles sur scène. J’avais donné les grandes lignes du projet aux interprètes dans une lettre que je leur avais adressée et je m’appuyais sur toutes les recherches que j’avais et que je continue à développer. Outre les lectures et/ou relectures de Deleuze, Foucault, Derrida, Agamben… j’ai vu ou revu les spectacles de Fabre, Garcia, Lauwers, Waltz… j’ai reparcouru Bond, Barker, Kane… j’ai découvert Erich Fromm, Wolfgang Sofsky, et un jour Angélica Liddell. J’ai lu Mais comme elle ne pourrissait pas… Blanche-Neige quelques semaines avant que nous soyons accueillis au Pavillon Noir à Aix-en-Provence. Tous les matins, pendant quinze jours, quand nous montions dans le studio de répétition, l’affiche de Blanche-Neige, la Blanche-Neige d’Angelin endormie parmi les pommes, nous saluait.
Jusqu’à là, nous avions traité l’apparition des corps comme ceux d’Adam et Eve expulsés du Paradis, comme des corps glorieux, dénudés et sans poils, venus réclamés vengeance. Que faire, théologiquement parlant, de corps sans sexualité et sans digestion ? Qu’en est-il de la métaphore de la sexualité, de la digestion, de l’opposition entre naturalisme et artefact donc, sur un plateau de théâtre ? Quel est l’endroit où la fiction et le réel se rejoignent ? Bref, à partir de quand la métaphore n’est plus possible ?
Adam et Eve ont été chassés d’Eden pour avoir goûté au fruit défendu issu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Immédiatement, leur prise de conscience du bien et du mal a l’effet de leur donner honte de leur nudité. Entre autres, Dieu condamne la femme à être dominée par son mari. Selon Fromm, si l’homme est puni (ne serait-ce que par l’absence de fourrure dont tant d'animaux sont dotés), c’est qu'il a du faire quelque chose de mal. Or l’homme ne semble faire qu’une seule chose que ne font pas les animaux, c’est s’interroger sur les notions de bien et de mal. L’éveil de la conscience (domaine réservé de Dieu) rompt avec la condition animale (connaissant le bien et le mal, vous serez comme des dieux). Selon René Girard, le social est fondé au moment du meurtre d’une victime innocente par une foule en état de crise de violence. Le péché originel est  cette responsabilisations de la victime et dé-responsabilisation de soi (Adam accuse Eve qui accuse le serpent).
Une des scènes que nous avions traitées nous (r)amenait à une absence totale de poils et, au delà d’un phénomène sociétal actuel, à se défaire des derniers restes d’animalité. Ces corps sans poils nous renvoient aussi aux corps mal-nutris et dorénavant avec le texte d’Angélica Liddell aux corps imberbes d’enfants.
Restons dans la Genèse. Au Moyen-Âge, le fruit défendu devient confusément une pomme. En latin, fruit se dit pomum, et pomme (tout comme mal) se dit malum. La pomme apparaît également chez Blanche-Neige comme fruit de la tentation.
C’est la pomme de discorde qui est à l’origine de la Guerre de Troie et des meurtres successifs au sein du Palais des Atrides ; la vengeance est un excellent moteur pour perpétrer des massacres. Au cours de la prise de Beslan, 331 civils dont 186 enfants sont morts, mais aussi 8 policiers et 11 soldats des forces spéciales, et 31 des 32 preneurs d’otages. Parmi les preneurs d’otages décédés se trouvaient Khaoula Nazirova, 45 ans, membre des Veuves noires (son mari avait été torturé à mort par les Russes cinq ans auparavant), son fils de 18 ans, sa fille de 16 ans (leurs cousins furent tués un an auparavant par une bombe russe sur une école en Tchétchénie).
Je pourrais longuement développer sur la symbolique dans Banche-Neige : le chiffre 3 (3 gouttes de sang, 3 épreuves, 3 oiseaux, une même phrase 3 fois proférée chez Liddell, le 3 sexuel chez Grodeck), le chiffre 7 (les 7 nains, les 7 métaux, les 7 jours de la semaine, les 7 planètes), le blanc, le rouge… mais une autre fois, notamment sur le glissement nappe-drap-linceul sur lequel nous allons travailler.
Angélica Liddell ne s’appelle pas Liddell de son vrai nom. Elle a emprunté Liddell à Alice Liddell, celle-là même d’Alice au pays des merveilles. La référence à l’enfance (à l’enfance bafouée), au paradis perdu (perdu à jamais), à l’innocence radicale dévastée par la barbarie, est très présente dans son œuvre (dans ses textes et dans ses mises en scène).
Au-delà du massacre de Beslan, le texte d’Angélica Liddell nous renvoie à d’autres réalités quotidiennes, puisqu’on évalue de nos jours à au moins 300 000 le nombre d’enfants-soldats. Wolfgang Sofsky : Dans la forêt tropicale du Sri-Lanka, les rebelles tamouls, les "tigres", ont pris l’habitude d’envoyer de toutes jeunes filles au feu comme une sorte de combattants avec un "aller-simple". Fin janvier 1998, une troupe de fillettes qu’on avait préalablement enfermées pendant des mois dans une cachette dans la jungle fut envoyée au combat pour briser la ligne de défenses des troupes gouvernementales, armée de quelques fusils mitrailleurs belges. Les militaires répliquèrent à coup d’obus, de lance-grenades et d’hélicoptères. Sur les 90 fillettes, une seule revint.
Mais comme elle ne pourrissait pas, un groupe de soldats la trouva allongée dans la forêt.../...Blanche-Neige était si belle que les soldats l’offrirent en cadeau à leur chef. Il y avait là toute une armée de petites filles. Comme de toutes façons elles allaient mourir, autant les mettre à profit. Tout comme dans les camps d’extermination, tout corps, tout élément de corps est utilisé jusqu’au bout. Adorno a écrit : Avec Auschwitz, la mort est traitée comme un produit industriel. Antelme voyait dans le camp un pur et simple grossissement sinon une caricature extrême de ce qui se passe dans le monde véritable. Le capitalisme à outrance…
Les frères Grimm : Les nains lui dirent : « Si tu veux t'occuper de notre ménage, faire à manger, faire les lits, laver, coudre et tricoter, si tu tiens tout en ordre et en propreté, tu pourras rester avec nous et tu ne manqueras de rien ». Par l’introduction de cette phrase, les Grimm transforment l’association des nains à Blanche-Neige en une sorte d’échange de services formel. Dans la source, les nains étaient motivés par la pitié. Si les nains s’efforçaient de garder Blanche-Neige à la maison, celle-ci tâchait, de son côté, de leur cuisiner leurs repas. L’échange était mutuel et non fondé sur la relation de type marchand qu’on retrouve dans la version des Grimm. Ce dernier type d’échange est d’avantage constitutif de la structure des familles urbaines au temps des Grimm que du milieu rural dont les contes étaient censés dériver. Les femmes dans les familles rurales étaient moins dépendantes des membres mâles que dans les sociétés urbaines du XIXe siècle : elles avaient encore un accès direct aux outils de production, elles étaient donc plus autonomes et moins vulnérables. Ce changement structurel est reflété dans le travail d’adaptation par les folkloristes. Dans la version des Grimm, Blanche-Neige garde la maison, les nains rapportent au foyer le fruit de leur travail : Elle tint la maison en ordre. Le matin ils partaient à la mine où ils cherchaient le minerai et l’or, le soir ils rentraient et alors leur repas devait être préparé. Le verbe devoir suppose un devoir auquel Blanche-Neige doit se conformer, de façon à ce que le contrat ne soit pas rompu. En supposant que les Grimm aient voulu donner à leurs jeunes lecteurs des héros auxquels s’identifier, le modèle féminin de Blanche-Neige apparaît répondre à la sexualisation des rôles sociaux dans les grandes villes du XIXe siècle.
Paul Virilio : Autrefois, dans les institutions, l’éducation des petites filles en uniforme, les disciplines sévères, visaient à faire de l’enfant une créatrice d’artefacts et comme une référence constante à la merveilleuse mécanicité du corps-vecteur de la femme mais aussi à son absence d’intelligence et de génie personnel. Maintien, parures, politesse, danse étaient utiles au camouflage de l’identité physiologique, de la nature et de ses défaillances. L’ignorance, voire l’indifférence sexuelle donnait à ces prétendues « oies blanches » une plus grande fiabilité, exécution d’une série toujours répétée de manœuvres destinées à subjuguer l’entourage et surtout le partenaire choisi, seule protection efficace contre une société d’hommes qui condamnait les filles dotées à un mariage précoce, les autres à des travaux subalternes, au couvent, à la prostitution ou au dénuement (Esthétique de la disparition).
Au début de l’été dernier, un policier canadien déclarait lors d’une conférence sur le thème de la sécurité individuelle à l’adresse d’étudiantes en droit de Toronto : « Les femmes devraient éviter de s’habiller comme des salopes ». La réponse fut les Slutwalks, avec pour mot d’ordre : un viol est un viol, un acte de violence dont la responsabilité ne peut être attribuée à la victime (The length of my dress doesn’t change my no to yes).
De l’autre côté de la planète, en Ukraine, manifestaient déjà, seins nus, les militantes de FEMEN contre le tourisme sexuel et la condition féminine. Toujours couronnées de fleurs à la mode folklorique ukrainienne, ces femmes brandissent leur nudité comme une arme politique. Le mois dernier au Bélarus, trois de ces militantes ont été enlevées par des policiers et des agents du KGB. Les forces de l’ordre ont bandé les yeux de ces trois femmes et les ont jetées dans un bus qui a roulé toute la nuit jusque dans une forêt. Là, elles ont été forcées à se déshabiller complètement par une température proche de zéro degré. Les hommes leur ont déversé de l’huile sur le corps et ont menacé de les brûler vives. Les femmes ont également été menacées avec un couteau avec lequel leurs agresseurs leur ont coupé les cheveux. Toute la scène a été filmée par des hommes du KGB qui ont ensuite abandonné les femmes sans vêtement et sans papiers d’identité en pleine forêt. Elles ont marché pour essayer de sortir de la forêt avant de rencontrer un habitant qui leur a prêté son téléphone portable avec lequel elles ont appelé les secours.
"Mais comme elle ne pourrissait pas… Blanche-Neige". Notre destinée est désormais de ne plus pourrir. Nous sommes, êtres humains, tellement gavés d’adjuvants, de conservateurs et d’antibiotiques que nos corps morts ne pourrissent plus. Nous pouvons imaginer la terre remplie de corps qui ne retournent plus à la terre… C’est donc ça, la vie éternelle ?
Voilà, c’est un premier jet, partiel, partial et épars, mais je voulais faire vite pour te répondre.
Reçois mon amitié.