Ce journal
servira de lien, de pense-bête pour les membres de l’équipe, interprètes et
techniciens, et de fenêtre ouverte pour celles et ceux qui lui rendront visite.
Quelques lignes jetées ça et là, quelques citations, quelques images, quelques
photos de répétitions, bref les certitudes et les errances propres à toute
création.
Comment tout ça a commencé...
Lettre
aux interprètes
Nous allons
engager prochainement un nouveau travail. Un travail à long terme et à
plusieurs échéances ; des Opus,
comme je les appelle. Je vais tenter d’en décrire les grandes lignes, mais ce
ne sera pas chose facile tant, dans cette nouvelle proposition, l’acteur, donc
vous, est au cœur du processus de création en tant que sujet et en tant
qu’objet.
Ma
préoccupation, chaque fois que nous avons créé un spectacle, a été « quel
texte pour quels spectateurs dans quel endroit ». J’ai essayé, chaque
fois, d’apporter une certaine pertinence à ces questions, sans avoir la
prétention que ce soient des réponses, accompagné de livres (d’auteurs
dramatiques ou littéraires, de philosophes, de psychanalystes…), de musiques ou
d’événements d’actualité. Nous avons été les premiers à représenter Edward
Bond, Werner Schwab ou Patrick Bouvet à Toulouse et dans la région. À chaque
fois, la langue, la chair d’un texte, sa singularité, a été importante pour
moi. Aujourd’hui, je ne peux pas dire s’il y aura un texte (ou des textes) au
final dans ce que nous nous engageons à construire. Par contre « quel
théâtre pour quels spectateurs » revêt encore plus de force qu’avant. Je
suis lassé, et nous sommes un certain nombre dans le même cas dans la
compagnie, de voir des spectacles lisses sans aucun rapport avec ce que nous
vivons, qui ne sont que distraction et complètement détachés des questions
politiques et ontologiques de notre époque. Je suis lassé d’entendre des
histoires qui finalement me concernent assez peu. Alors la question que je me
pose est : comment pouvons-nous faire du théâtre aujourd’hui ? Chaque
époque a abordé cette question. Rien qu’en traversant le vingtième siècle,
Copeau, Artaud, Barba (je ne cite que ceux-là et ce n’est pas un hasard) ont
tenté d’apporter des réponses. Nous en sommes les dépositaires, nous sommes
redevables, mais nous devons aussi et surtout et en même temps être ambitieux
et très humbles en tentant nos propres expériences. Nous devons nous interroger
sur la place du spectateur dans la représentation, sur son implication
émotionnelle. Comment faire pour que lui aussi vive une expérience ? Et
surtout que peut être une représentation aujourd’hui, en tenant compte de
l’héritage que nous ont laissé Duchamp, Cage et bien d’autres d’une part, et
l’existence des épurations ethniques, des camps nazis et staliniens d’autre
part ? Que peut apporter un comédien ou un danseur actuellement alors que
l’exhibition de soi et de son identité, même si c’est momentané, est devenue
banale ? Hegel a déclaré que l’art a sa source dans la libre fantaisie et
qu’il est, de ce fait, illimité. Notre responsabilité d’artiste est, dans cette
liberté et dans cet illimité, d’installer un monde, et de trouver l’espace, la
forme et le contenu qui soit digne de lui. Nous ne pourrons faire d’une chose
une œuvre d’art que si un spectateur se sent concerné, que si il arrive à
dire : ça, ça me regarde. Seul
son regard sur notre regard (physiquement et philosophiquement) pourra nous
élever.
Petit retour sur la résidence que nous venons de
passer au sein de la Scène Nationale d’Albi. Au cours de ces trois années, j’ai
mis en scène Mademoiselle Julie, Peepshow dans les Alpes, Le joueur de flûte de Hammelin, Fabliaux, Pola, Mon père qui fonctionnait par périodes
culinaires et autres, Agamemnon ; sept spectacles
qui faisaient assez peu ou pas du tout appel à la technique. Désirant revenir à
des préoccupations antérieures, le métissage de différentes disciplines
artistiques comme nous avions pu le réaliser avec Champion de jeûne, In situ
et La furie des nantis, mon intention
est de fortement interroger les nouvelles écritures scéniques, le but étant
d’associer en et hors plateau dès le départ. Ce que j’appelle en : les comédiens, porteurs de texte, de mouvement et de
danse, donc de son et d’espace ; ce que j’appelle hors : la lumière, le son et la musique, la vidéo. Pour
pouvoir évoluer, ce projet demande constance et rigueur, mais aussi liberté de
recherches, d’essais, de palimpsestes, de la part des comédiens et de la part
des techniciens, ce qui nécessite la présence d’une structure à nos côtés afin
de nous accueillir sur de longues périodes. La Maison de la musique à Cap
Découverte a accepté d’être notre partenaire. Nous allons aussi bénéficier du
compagnonnage du GMEA, et ce, à plusieurs titres : - comme centre de
ressource afin de bénéficier de leurs conseils quant aux nouvelles écritures
scéniques, notamment avec Virage, - comme centre de recherche afin de pouvoir
dès le départ associer un développeur sur Max/MSP/Jitter et bénéficier de leur
expérience dans ce domaine.
Comme vous le pressentez, la technique, le hors, va avoir une place importante, ce
qui doit nous encourager à ce que vous, le en,
soit d’autant plus présent et réactif. Ce sera là notre consilience.
Il y a
quelques années, dans le cadre de Culture
à l’Hôpital, nous avions créé avec des infirmières et des kinés À chaque respiration sur la pointe des pieds
la tête hors du monde, un spectacle où nous nous étions interrogé sur
comment représenter des corps sur un plateau de théâtre. Un corps sain, un
corps malade, un corps bafoué, un corps manipulé, un corps érotisé… Et de
représenter aussi l’émotion ou le déni d’émotion de celui qui soigne, de celui
qui lave, qui masse, qui caresse… Les Hôpitaux de Toulouse nous avaient donné
des images d’une opération à cœur ouvert et nous projetions une vidéo d’un cœur
en train de battre pendant qu’un infirmier susurrait au micro un poème d’Edmond
Jabès. Dans une autre scène, une formatrice de l’école d’infirmière hurlait le
protocole de la toilette à une étudiante qui tant bien que mal essayait
d’humaniser des gestes devenus quotidiens à l’encontre d’une patiente
entièrement déshabillée, sans défense et sans identité. C’est la juxtaposition
de différents événements dans une même scène et la juxtaposition des scènes
elles-mêmes qui m’intéressait, la rhapsodie, le bricolage intellectuel selon
Lévi-Strauss. L’humour côtoyait le pathétique, l’esprit côtoyait la chair, le
cru côtoyait le cuit. Je suis resté sur ma faim, et j’ai envie d’en remettre
une couche.
J’appelle
provisoirement notre projet « À
partir de quand la métaphore n’est plus possible ». Ce titre n’est pas
ponctué, il n’est suivi ni d’un point, ni d’un point d’interrogation, ni
d’autre signe ; le sens reste ouvert, c’est ce que j’aimerai que nous
présentions.
Notre travail
va être difficile. Physiquement, en tout premier lieu. Je vous demanderai donc
d’être prêts, c’est à dire en forme, dès le début de nos recherches, il faudra
être capable de tenir la longueur, au delà de l’épuisement. Chacun devra, avec
ses moyens, apporter le corps et sa danse nécessaire, l’énergie, la rage. Jan
Fabre compare l’état de ses « guerriers de la beauté » à celui de voyous
qui sont prêts à cambrioler une banque. Je trouve cette comparaison exemplaire
pour l’acuité et l’adrénaline nécessaires aux Opus que nous allons construire. Rodrigo Garcia parle de
présence comme dans l’attente d’une
catastrophe programmée. Une chose est sûre, c’est que quelle que soit
l’idée qui dirige notre travail, sur le plateau vous en serez les seuls
acteurs, scripteurs, sculpteurs… Quelle que soit la thèse apollinienne de
départ, ce sera à vous de porter le dionysiaque nécessaire à sa contagion,
personne ne pourra transpirer à votre place.
La nudité
n’est pas l’objet du travail mais elle ne doit pas être un obstacle. Elle fera
sûrement partie, à un moment, du processus. La transgression et la provocation,
non plus, ne sont pas l’objet du travail, ce sont des champs qui me sont
étrangers en tant que metteur en scène, mais certains spectateurs trouveront
sûrement notre travail dérangeant et provocant. Nous devrons être clairs,
délicats et honnêtes les uns
envers les autres. Nous risquons de vivre des moments inhabituels, loin du
quotidien et qui toucheront peut-être des zones sensibles. Chacun d’entre nous
pourra s’exprimer à des moments qui lui sembleront difficiles. Nous devrons
être confiants et respectueux envers nous même et envers notre travail.
Je continuerai
en citant Bruno Tackels au sujet des « écrivains de plateau » : L’enjeu est plutôt d’affirmer et d’assumer
la coexistence des formes et des pratiques, dont on peut dire qu’en
s’enrichissant mutuellement, elles passent et se déploient dans l’espace du
théâtre. Oui, c’est bien le théâtre qui accueille l’altérité, et en sort
grandi, régénéré. Fort d’une intuition puissante de ce que peut dire cet espace
théâtral matriciel, le travail émane très concrètement du plateau, et de son
contexte collectif – et non de la solitude d’un bureau.
Et je finirai
avec Jean-Marc Adolphe au sujet des « dramaturgies
plurielles » : Un théâtre
poreux à la danse, aux arts plastiques, à la vidéo ou aux nouvelles
technologies. Où la narration se diffracte et cesse d’obéir à l’interprétation
psychologique. Où ce qui devient essentiel n’est plus la fidélité à un texte de
rôles ou à son message, mais la façon dont est organisé l’espace scénique, pour
faire naître des émotions signifiantes. Le théâtre doit-il craindre de perdre
une supposée virginité en s’ouvrant ainsi à des dramaturgies plurielles ?
Bien au contraire : il élargit son spectre et ressource sa capacité à
adresser le poème qu’il délivre : en mots, en corps, en sons, en images…
Encore une
chose, une petite indication de travail : l’action ne porte pas sa
résolution. L’allégorie se crée (ou pas) dans la tête du spectateur.