20 février 2012


Ce journal servira de lien, de pense-bête pour les membres de l’équipe, interprètes et techniciens, et de fenêtre ouverte pour celles et ceux qui lui rendront visite. Quelques lignes jetées ça et là, quelques citations, quelques images, quelques photos de répétitions, bref les certitudes et les errances propres à toute création.
Comment tout ça a commencé...

Lettre aux interprètes

Nous allons engager prochainement un nouveau travail. Un travail à long terme et à plusieurs échéances ; des Opus, comme je les appelle. Je vais tenter d’en décrire les grandes lignes, mais ce ne sera pas chose facile tant, dans cette nouvelle proposition, l’acteur, donc vous, est au cœur du processus de création en tant que sujet et en tant qu’objet.
Ma préoccupation, chaque fois que nous avons créé un spectacle, a été « quel texte pour quels spectateurs dans quel endroit ». J’ai essayé, chaque fois, d’apporter une certaine pertinence à ces questions, sans avoir la prétention que ce soient des réponses, accompagné de livres (d’auteurs dramatiques ou littéraires, de philosophes, de psychanalystes…), de musiques ou d’événements d’actualité. Nous avons été les premiers à représenter Edward Bond, Werner Schwab ou Patrick Bouvet à Toulouse et dans la région. À chaque fois, la langue, la chair d’un texte, sa singularité, a été importante pour moi. Aujourd’hui, je ne peux pas dire s’il y aura un texte (ou des textes) au final dans ce que nous nous engageons à construire. Par contre « quel théâtre pour quels spectateurs » revêt encore plus de force qu’avant. Je suis lassé, et nous sommes un certain nombre dans le même cas dans la compagnie, de voir des spectacles lisses sans aucun rapport avec ce que nous vivons, qui ne sont que distraction et complètement détachés des questions politiques et ontologiques de notre époque. Je suis lassé d’entendre des histoires qui finalement me concernent assez peu. Alors la question que je me pose est : comment pouvons-nous faire du théâtre aujourd’hui ? Chaque époque a abordé cette question. Rien qu’en traversant le vingtième siècle, Copeau, Artaud, Barba (je ne cite que ceux-là et ce n’est pas un hasard) ont tenté d’apporter des réponses. Nous en sommes les dépositaires, nous sommes redevables, mais nous devons aussi et surtout et en même temps être ambitieux et très humbles en tentant nos propres expériences. Nous devons nous interroger sur la place du spectateur dans la représentation, sur son implication émotionnelle. Comment faire pour que lui aussi vive une expérience ? Et surtout que peut être une représentation aujourd’hui, en tenant compte de l’héritage que nous ont laissé Duchamp, Cage et bien d’autres d’une part, et l’existence des épurations ethniques, des camps nazis et staliniens d’autre part ? Que peut apporter un comédien ou un danseur actuellement alors que l’exhibition de soi et de son identité, même si c’est momentané, est devenue banale ? Hegel a déclaré que l’art a sa source dans la libre fantaisie et qu’il est, de ce fait, illimité. Notre responsabilité d’artiste est, dans cette liberté et dans cet illimité, d’installer un monde, et de trouver l’espace, la forme et le contenu qui soit digne de lui. Nous ne pourrons faire d’une chose une œuvre d’art que si un spectateur se sent concerné, que si il arrive à dire : ça, ça me regarde. Seul son regard sur notre regard (physiquement et philosophiquement) pourra nous élever.
Petit retour sur la résidence que nous venons de passer au sein de la Scène Nationale d’Albi. Au cours de ces trois années, j’ai mis en scène Mademoiselle Julie, Peepshow dans les Alpes, Le joueur de flûte de Hammelin, Fabliaux, Pola, Mon père qui fonctionnait par périodes culinaires et autres, Agamemnon ; sept spectacles qui faisaient assez peu ou pas du tout appel à la technique. Désirant revenir à des préoccupations antérieures, le métissage de différentes disciplines artistiques comme nous avions pu le réaliser avec Champion de jeûne, In situ et La furie des nantis, mon intention est de fortement interroger les nouvelles écritures scéniques, le but étant d’associer en et hors plateau dès le départ. Ce que j’appelle en : les comédiens, porteurs de texte, de mouvement et de danse, donc de son et d’espace ; ce que j’appelle hors : la lumière, le son et la musique, la vidéo. Pour pouvoir évoluer, ce projet demande constance et rigueur, mais aussi liberté de recherches, d’essais, de palimpsestes, de la part des comédiens et de la part des techniciens, ce qui nécessite la présence d’une structure à nos côtés afin de nous accueillir sur de longues périodes. La Maison de la musique à Cap Découverte a accepté d’être notre partenaire. Nous allons aussi bénéficier du compagnonnage du GMEA, et ce, à plusieurs titres : - comme centre de ressource afin de bénéficier de leurs conseils quant aux nouvelles écritures scéniques, notamment avec Virage, - comme centre de recherche afin de pouvoir dès le départ associer un développeur sur Max/MSP/Jitter et bénéficier de leur expérience dans ce domaine.
Comme vous le pressentez, la technique, le hors, va avoir une place importante, ce qui doit nous encourager à ce que vous, le en, soit d’autant plus présent et réactif. Ce sera là notre consilience.
Il y a quelques années, dans le cadre de Culture à l’Hôpital, nous avions créé avec des infirmières et des kinés À chaque respiration sur la pointe des pieds la tête hors du monde, un spectacle où nous nous étions interrogé sur comment représenter des corps sur un plateau de théâtre. Un corps sain, un corps malade, un corps bafoué, un corps manipulé, un corps érotisé… Et de représenter aussi l’émotion ou le déni d’émotion de celui qui soigne, de celui qui lave, qui masse, qui caresse… Les Hôpitaux de Toulouse nous avaient donné des images d’une opération à cœur ouvert et nous projetions une vidéo d’un cœur en train de battre pendant qu’un infirmier susurrait au micro un poème d’Edmond Jabès. Dans une autre scène, une formatrice de l’école d’infirmière hurlait le protocole de la toilette à une étudiante qui tant bien que mal essayait d’humaniser des gestes devenus quotidiens à l’encontre d’une patiente entièrement déshabillée, sans défense et sans identité. C’est la juxtaposition de différents événements dans une même scène et la juxtaposition des scènes elles-mêmes qui m’intéressait, la rhapsodie, le bricolage intellectuel selon Lévi-Strauss. L’humour côtoyait le pathétique, l’esprit côtoyait la chair, le cru côtoyait le cuit. Je suis resté sur ma faim, et j’ai envie d’en remettre une couche.
J’appelle provisoirement notre projet « À partir de quand la métaphore n’est plus possible ». Ce titre n’est pas ponctué, il n’est suivi ni d’un point, ni d’un point d’interrogation, ni d’autre signe ; le sens reste ouvert, c’est ce que j’aimerai que nous présentions.
Notre travail va être difficile. Physiquement, en tout premier lieu. Je vous demanderai donc d’être prêts, c’est à dire en forme, dès le début de nos recherches, il faudra être capable de tenir la longueur, au delà de l’épuisement. Chacun devra, avec ses moyens, apporter le corps et sa danse nécessaire, l’énergie, la rage. Jan Fabre compare l’état de ses « guerriers de la beauté » à celui de voyous qui sont prêts à cambrioler une banque. Je trouve cette comparaison exemplaire pour l’acuité et l’adrénaline nécessaires aux Opus que nous allons construire. Rodrigo Garcia parle de présence comme dans l’attente d’une catastrophe programmée. Une chose est sûre, c’est que quelle que soit l’idée qui dirige notre travail, sur le plateau vous en serez les seuls acteurs, scripteurs, sculpteurs… Quelle que soit la thèse apollinienne de départ, ce sera à vous de porter le dionysiaque nécessaire à sa contagion, personne ne pourra transpirer à votre place.
La nudité n’est pas l’objet du travail mais elle ne doit pas être un obstacle. Elle fera sûrement partie, à un moment, du processus. La transgression et la provocation, non plus, ne sont pas l’objet du travail, ce sont des champs qui me sont étrangers en tant que metteur en scène, mais certains spectateurs trouveront sûrement notre travail dérangeant et provocant. Nous devrons être clairs, délicats  et honnêtes les uns envers les autres. Nous risquons de vivre des moments inhabituels, loin du quotidien et qui toucheront peut-être des zones sensibles. Chacun d’entre nous pourra s’exprimer à des moments qui lui sembleront difficiles. Nous devrons être confiants et respectueux envers nous même et envers notre travail.
Je continuerai en citant Bruno Tackels au sujet des « écrivains de plateau » : L’enjeu est plutôt d’affirmer et d’assumer la coexistence des formes et des pratiques, dont on peut dire qu’en s’enrichissant mutuellement, elles passent et se déploient dans l’espace du théâtre. Oui, c’est bien le théâtre qui accueille l’altérité, et en sort grandi, régénéré. Fort d’une intuition puissante de ce que peut dire cet espace théâtral matriciel, le travail émane très concrètement du plateau, et de son contexte collectif – et non de la solitude d’un bureau.
Et je finirai avec Jean-Marc Adolphe au sujet des « dramaturgies plurielles » : Un théâtre poreux à la danse, aux arts plastiques, à la vidéo ou aux nouvelles technologies. Où la narration se diffracte et cesse d’obéir à l’interprétation psychologique. Où ce qui devient essentiel n’est plus la fidélité à un texte de rôles ou à son message, mais la façon dont est organisé l’espace scénique, pour faire naître des émotions signifiantes. Le théâtre doit-il craindre de perdre une supposée virginité en s’ouvrant ainsi à des dramaturgies plurielles ? Bien au contraire : il élargit son spectre et ressource sa capacité à adresser le poème qu’il délivre : en mots, en corps, en sons, en images…
Encore une chose, une petite indication de travail : l’action ne porte pas sa résolution. L’allégorie se crée (ou pas) dans la tête du spectateur.

 Avril 2010