24 février 2012


Suite à la présentation de Opus 2, quelques commentaires après-coup, une mise-à-plat de la transtextualité…

Dérivée 1
En peignant Adam et Eve chassés du Paradis au début du XVe siècle, Masaccio fût le premier à représenter l’ombre portée des corps. S’il n’y a pas d’ombre portée chez Masolino (qui était son contemporain), c’est parce que chez lui, comme précédemment chez Giotto et chez Dante, il ne faut pas confondre le corps vivant et l’image virtuelle, qui doit rester séparée du monde des corps. Par ce geste, Masaccio livre résolument l’image au monde de la perception. Les lois de l’optique s’y appliquent afin que le spectateur y voie autre chose qu’une image, ou plus qu’une image. Contre la transcendance de la vie et de la mort, il en appelle à l’immanence de l’être et du paraître. Masaccio s’engage dans la maîtrise technologique de l’illusion qui conduira à la suprématie de l’image sur la vie.


Cette peinture illustre la couverture du Tome 5 de La Méthode d’Edgar Morin, tome consacré à l’identité humaine. Eve essaie de cacher ses attributs sexuels, mais on voit malgré tout que son sexe, tout comme celui d’Adam est dénué de pilosité (dernières traces d’animalité). Adam, lui, tente de masquer son visage, comme si la honte le submergeait.



Dérivée 2
La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer.
Emmanuel Levinas, Ethique et infini

Ce visage est le même exposé dans sa nudité. Sous la contenance qu’il se donne perce toute sa faiblesse et en même temps surgit sa mortalité. À tel point que je peux vouloir le liquider complètement, pourquoi pas ? Cependant, c’est là que réside toute l’ambiguïté du visage, et de la relation à l’autre. Ce visage de l’autre, sans recours, sans sécurité, exposé à mon regard dans sa faiblesse et sa mortalité est aussi celui qui m’ordonne : « tu ne tueras point ».
Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance



Dérivée 3
Les corps que montre Vanessa Beecroft ne se regardent pas et ne se parlent pas, ils ne s’adressent jamais l’un à l’autre, ils se tournent le dos, plutôt ; bref, ils ne socialisent pas comme font les corps et les visages des visiteurs-spectateurs dans ces événements sociaux et mondains que sont les expositions et les vernissages. Leur communauté est muette et aveugle à elle-même, comme si elle n’avait d’identité que sous le regard des autres, les spectateurs, jamais pour ses propres membres, qui se comportent en effet comme les membres d’un même corps mais ne semblent avoir aucune conscience de leur appartenance commune, bien qu’ils partagent la même nudité.


Les corps féminins anonymes qui déambulent dans l’espace social et politique de la salle d’exposition attirent ou dirigent le regard des spectateurs sur autre chose que l’image d’art reconnue et instituée, pour qu’ils prennent peu à peu conscience de l’image qu’incarne tout corps dans un lieu public dès lors qu’il s’expose et s’exhibe comme tel, hors de son intimité ou de sa privauté, et, du coup, l’image corporelle ainsi proposée devient œuvre d’art à part entière, icône, idole, effigie, fétiche, corps fragmentaire donné à voir à l’instar des milliers de corps anonymes.



Dérivée 4
Il n’est pas étonnant que, dans l’image que nous sommes, ce soit le visage, avec son immobilité relative et ses organes récepteurs, qui porte au jour ces mouvements d’expression, tandis qu’ils demeurent le plus souvent enfoui dans le reste du corps.

Gilles Deleuze, L’image-mouvement


Dans notre culture, le rapport visage/corps est marqué par une asymétrie fondamentale qui veut que le visage reste nu la plupart du temps alors que le corps est normalement recouvert. À cette asymétrie correspond un primat accordé à la tête. …/… Tandis que les autres espèces animales présentent souvent à même le corps des traits expressifs particulièrement vivaces, le corps humain est singulièrement privé de traits expressifs. …/… Le corps nu conteste le primat du visage pour se poser lui-même comme visage.
Giorgio Agamben, Nudités