Peut-être Justine et Juliette, à la
naissance de la culture moderne, sont-elles dans la même position que Don Quichotte entre la Renaissance et le
classicisme. Le héros de Cervantès, lisant les rapports du monde et du langage
comme on le faisait au XVIème siècle, déchiffrant par le seul jeu de la
ressemblance des châteaux dans les auberges et des dames dans les filles de
ferme, s’emprisonnait sans le savoir dans le monde de la pure
représentation ; mais puisque cette représentation n’avait pour loi que la
similitude, elle ne pouvait manquer d’apparaître sous la forme dérisoire du
délire. Or dans la seconde partie du roman, Don Quichotte recevait de ce monde
représenté sa vérité et sa loi ; il n’avait plus qu’à attendre du livre où
il était né, qu’il n’avait pas lu mais dont il devait suivre le cours, un
destin qui lui était désormais imposé par les autres. Il lui suffisait de se
laisser vivre en un château où lui-même, qui avait pénétré par sa folie dans le
monde de la pure représentation, devenait finalement pur et simple personnage
dans l’artifice d’une représentation. Les personnages de Sade lui répondent à
l’autre bout de l’âge classique. Ce n’est plus le triomphe ironique de la
représentation sur la ressemblance ; c’est l’obscure violence répétée du
désir qui vient battre les limites de la représentation. Justine correspondrait à la deuxième partie de Don Quichotte. En Justine, le désir et la représentation ne
communiquent que par la présence d’un Autre qui se représente l’héroïne comme
objet de désir, cependant qu’elle-même ne connaît du désir que la forme légère,
lointaine, extérieure et glacée de la représentation. Juliette exténue cette épaisseur du représenté pour qu’y affleure
sans le moindre défaut, la moindre réticence, le moindre voile, toutes les possibilités
du désir.
En quoi ce récit referme l’âge classique sur lui-même, comme Don Quichotte l’avait ouvert. Et s’il
est vrai qu’il est le dernier discours qui entreprend de
« représenter », c’est-à-dire de nommer,
on sait bien que tout à la fois il réduit cette cérémonie au plus juste (il
appelle les choses par leur nom strict, défaisant ainsi tout l’espace
rhétorique) et il l’allonge à l’infini (en nommant tout, et sans oublier la
moindre des possibilités). Sade parvient au bout du discours et de la pensée
classique. À partir de lui, la violence, la vie et la mort, le désir, la
sexualité vont étendre, au-dessous de la représentation, une immense nappe
d’ombre que nous essayons maintenant de reprendre comme nous pouvons, en notre
discours, en notre liberté, en notre pensée. Mais notre pensée est si courte,
notre liberté si soumise, notre discours si ressassant qu’il faut bien nous
rendre compte qu’au fond, cette ombre d’en dessous, c’est la mer à boire. Les
prospérités de Juliette sont toujours plus solitaires.
Michel Foucault
Les mots et les choses