22 février 2012


Peut-être Justine et Juliette, à la naissance de la culture moderne, sont-elles dans la même position que Don Quichotte entre la Renaissance et le classicisme. Le héros de Cervantès, lisant les rapports du monde et du langage comme on le faisait au XVIème siècle, déchiffrant par le seul jeu de la ressemblance des châteaux dans les auberges et des dames dans les filles de ferme, s’emprisonnait sans le savoir dans le monde de la pure représentation ; mais puisque cette représentation n’avait pour loi que la similitude, elle ne pouvait manquer d’apparaître sous la forme dérisoire du délire. Or dans la seconde partie du roman, Don Quichotte recevait de ce monde représenté sa vérité et sa loi ; il n’avait plus qu’à attendre du livre où il était né, qu’il n’avait pas lu mais dont il devait suivre le cours, un destin qui lui était désormais imposé par les autres. Il lui suffisait de se laisser vivre en un château où lui-même, qui avait pénétré par sa folie dans le monde de la pure représentation, devenait finalement pur et simple personnage dans l’artifice d’une représentation. Les personnages de Sade lui répondent à l’autre bout de l’âge classique. Ce n’est plus le triomphe ironique de la représentation sur la ressemblance ; c’est l’obscure violence répétée du désir qui vient battre les limites de la représentation. Justine correspondrait à la deuxième partie de Don Quichotte. En Justine, le désir et la représentation ne communiquent que par la présence d’un Autre qui se représente l’héroïne comme objet de désir, cependant qu’elle-même ne connaît du désir que la forme légère, lointaine, extérieure et glacée de la représentation. Juliette exténue cette épaisseur du représenté pour qu’y affleure sans le moindre défaut, la moindre réticence, le moindre voile, toutes les possibilités du désir.
En quoi ce récit referme l’âge classique sur lui-même, comme Don Quichotte l’avait ouvert. Et s’il est vrai qu’il est le dernier discours qui entreprend de « représenter », c’est-à-dire de nommer, on sait bien que tout à la fois il réduit cette cérémonie au plus juste (il appelle les choses par leur nom strict, défaisant ainsi tout l’espace rhétorique) et il l’allonge à l’infini (en nommant tout, et sans oublier la moindre des possibilités). Sade parvient au bout du discours et de la pensée classique. À partir de lui, la violence, la vie et la mort, le désir, la sexualité vont étendre, au-dessous de la représentation, une immense nappe d’ombre que nous essayons maintenant de reprendre comme nous pouvons, en notre discours, en notre liberté, en notre pensée. Mais notre pensée est si courte, notre liberté si soumise, notre discours si ressassant qu’il faut bien nous rendre compte qu’au fond, cette ombre d’en dessous, c’est la mer à boire. Les prospérités de Juliette sont toujours plus solitaires.
Michel Foucault
Les mots et les choses